Le jour où j'ai annoncé à mes grands-parents que je me lançais dans l'activité d'écrivain privé, poussée par la curiosité, une empathie spontanée - et malheureusement, je crains, irrémédiable-, l'envie d'écouter des histoires de vie et de les retranscrire, ma grand-mère, a accepté avec joie de me confier les souvenirs qu'elle partage avec mon grand-père depuis plus de 60 ans.
Au fil des heures passées en leur compagnie, il m'a semblé découvrir deux inconnus débutant chacun leur vie dans les années 1920, l'une dans les salons ouatés, emplis des airs de Rachmaninov et de parfums de voyages de la bourgeoisie intellectuelle parisienne, l'autre dans la studieuse ambiance communautaire du familistère de Godin, à Guise, dans l'Aisne. (http://www.familistere.com/site/index.php)
Leur rencontre, forcément inopinée, dans le brouhaha et l'effervescence d'un défilé d'étudiants, mon grand père déguisé en singe emportant la jeune inconnue qu'etait alors ma grand-mère dans une valse endiablée au milieu du boulevard Saint Germain, m'est apparue grâce à leur émotion comme si j'étais spectatrice ce jour de 194., dans cette foule.
L'embarras de mon grand-père, jeune fiancé, annonçant à ses camarades qu'il ne pouvait décidément pas aller chahuter avec eux la dernière pièce à la mode, dont l'auteur, en pleine controverse sur une question politique, n'était autre que son futur beau-père ; leur départ en paquebot, fraîchement mariés, pour la Côte d'Ivoire, puis le Dahomey.
Les lettres qu'ils ont gardées de l'actuel président du Bénin, jeune diplômé d'une grande école française à l'époque, demandant à ma grand-mère de lui présenter une femme "modestement idéale" qu'il puisse épouser.
Les photos de mon père et de mes oncle et tantes, en rangs serrés devant les murs ocre de l'école, seules petites taches blanches au milieu des écoliers d'un village de brousse. Le départ pour Djibouti puis Bagdad, les réceptions chez un dénommé Saddam Hussein, dont on n'imaginait pas alors le destin.
Le retour en France, l'investissement auprès des handicapés, les études des enfants, les enfants des enfants, les arrière petits-enfants qui ne comprennent pas le français et vivent à l'étranger, le retour régulier au Bénin, sur cette terre rougie par la latérite où ils ont laissé une partie d'eux-mêmes.
Leurs projets également, l'envie de ma grand-mère de transmettre ces histoires, de montrer ces photos superbes, témoignages de l'Afrique noire des années 1940 et 1950, de faire publier les romans posthumes de son père...
Cette belle histoire est la leur, je vous en parle parce qu'elle me touche et m'est aussi, un peu personnelle. Il existe des milliers d'autres histoires, dont certaines m'ont été confiées, et que j'ai gardé en mémoire après les avoir transcrites. Le récit d'une vie, de quelques événements qu'elle soit contituée, est toujours un moment de partage unique entre celui qui se souvient et celui qui écrit, mais c'est également un témoignage inestimable au sein d'une famille, l'empreinte d'une vie offerte à ceux qu'on aime. Rien d'extravagant ni de vaniteux dans cette démarche : juste une envie, une confidence, un lien durable et un cadeau, autant pour celui qui offre que pour celui qui reçoit.