Comme vous le savez si vous avez lu la rubrique sobrement intitulée "à propos de l'auteur", j'écris pour un magazine de théâtre. Dernièrement, je me suis penchée sur la vie d'une femme étonnante, grande tragédienne, Sarah B.
Voici son histoire :
Complexe, multiple de par ses rôles, mais toujours entière et finalement, unique. Avec sa devise, « Quand même ! », pour étendard, Sarah Bernhardt a su traverser les âges sans jamais se départir de son énergie, de sa grâce et de son humour.
Drôle de gageure que de condenser en quelques lignes la quintessence d’une vie mêlant si passionnément la comédie et le burlesque au drame. Il aurait fallu une imagination débordante à un dramaturge pour concevoir une pièce aussi riche de péripéties que les 79 ans qui jalonnèrent la vie de Sarah Bernhardt. Née en 1844 peu après l’invention des premiers daguerréotypes dont elle devint une silhouette incontournable, celle qu’on surnommait la « Voix d’or » mourut en 1923, alors qu’elle tournait pour Hollywood…un film muet ! Tragédienne exceptionnelle, femme de cœur, amante passionnée, suscitant les coups d’éclat et subissant les coups du sort avec panache, voici Sarah…
De ses contemporaines, nulle ne nous est restée si familière et mystérieuse que Sarah Bernhardt. De nombreuses photographies nous la montrent fine, souvent en costumes de scène, distante et fatale, parfois habillée en homme pour les besoins de ses rôles, avec, toujours, ce regard pénétrant et sombre, ourlé de noir, cette moue gracieuse encadrée d’une chevelure réputée indomptable.
Née d’une mère courtisane d’origine ashkénaze vivant à Paris, Sarah grandit au grand air en Bretagne chez sa nourrice, épisode qui serait anodin s’il n’avait contribué, sans doute en partie, à façonner ce tempérament dont n’ont pas hérité ses sœurs, élevées chez leur mère et mortes prématurément. De retour à Paris, après un passage chez les religieuses, Sarah décide de devenir comédienne. Soutenue dans son projet par le duc de Morny, elle est finalement admise au Conservatoire pour y entamer une carrière dont les débuts, laborieux, manquèrent la décourager. Entrée à la Comédie Française en 1864, elle en claque la porte avec fracas quelques mois plus tard… Sa fierté, son caractère entier l’amèneront fréquemment à emprunter les chemins de traverse plutôt que la voie royale par refus de toute compromission.
En 1865, Maurice, son unique fils, naît d’une brève relation avec le Prince de Ligne. Toute sa vie, Sarah se montrera dévouée corps et âme à son fils, réglant ses dettes de jeu et pansant les blessures occasionnées par les duels qu’il déclenche pour venger l’honneur de la comédienne.
A l’époque de son passage à l’Odéon, dont elle ne tarde pas à quitter les planches, Sarah, qui acquiert une certaine notoriété, interprète Ruy Blas, et fait la connaissance de Victor Hugo, de 40 ans son aîné… Le vieil homme est touché par la grâce et l’intensité de cette jeune femme que l’on surnomme « la Divine ». Volant d’aventures en romances, Sarah s’attache un moment à Gustave Doré, avec qui elle crée, à la demande de Garnier, deux statues ornant la façade de l’opéra de Monte-Carlo.
Les relations s’enchaînent, parfois amicales et fécondes avec ses Pygmalion, souvent tumultueuses et instables avec de jeunes éphèbes sans talent, désireux de profiter de son aura. Au nombre des belles rencontres, Victorien Sardou, dans les années 1880, lui offre des rôles à la mesure de son talent, dans des registres épiques, notamment avec Théodora, La Tosca, Cléopâtre où elle incarne des femmes fatales dans une débauche somptueuse de costumes et de décors orientaux. Des affiches Art Nouveau de Mucha aux serpents dont elle s’entoure dans la scène finale de Cléopâtre en passant par ses tatouages au henné, Sarah fait mouche ; Proust l’immortalise dans sa fresque sociale sous les traits de la Berma. Sardou lui reproche de trop en faire, lui conseille d’épurer les mises en scène, de mettre l’accent sur ses rôles, quitte à rompre avec l’emphase. Mais c’est avec lui qu’elle finit par rompre, en dépit de leur fructueuse collaboration. Elle se rapproche alors d’Edmond Rostand, qui lui offrira quelques rôles inoubliables, tels que la Samaritaine ou l’Aiglon, qui connaissent chacun un formidable triomphe. C’est la consécration, entre trente-cinq et cinquante ans, de celle qui a acquis aux Etats-Unis le statut de « Star ».
Entre-temps, en 1880, Sarah l’aventurière rencontre à Londres un Américain qui lui promet un pont d’or pour une tournée outre-Atlantique. Toujours en butte aux créanciers, dont les mauvaises langues diront que « ce sont les seuls avec qui elle entretenait des relations constantes », Sarah accepte cette alléchante proposition. Accueillie par des hordes de journalistes, pressée par la foule scandant son nom, elle découvre avec étonnement une pratique encore ignorée chez nous : les autographes. Alors qu’en France, les journalistes, frustrés par son absence, évoquent les tribulations de la « Juive errante » chez les Indiens, Sarah devient la première comédienne française mondialement connue, adulée pour son talent, critiquée pour ses coups de sang et ses excentricités.
Dans le domaine de l’extravagance comme dans beaucoup d’autres, force est de constater que Sarah a quelques prédispositions ! Voyage en ballon en 1878, goût du travestissement en public comme en privé, évanouissements spectaculaires, passions destructrices pour des hommes bien plus jeunes qu’elle, fréquentation assidue de la société artistique homosexuelle - Louise Abéma, Pierre Loti, Montesquiou : Sarah ne cesse de défrayer la chronique. Passionnée d’animaux sauvages, elle se constitue, au cours d’un séjour à Londres, une ménagerie d’une genre...tropical : un perroquet, un guépard, un singe –Darwin-, puis, au retour de sa tournée en Amérique latine, un alligator qui se nourrira de son chien avant de se retrouver empaillé dans son salon exotique, peuplé de plantes et de bibelots improbables.
En 1882, Sarah épouse Jacques Damala, jeune homme insoumis dont elle se jure de faire un acteur accompli, en dépit des protestations de son entourage. Peine perdue. Quelques années plus tard, il la quitte, s’engage chez les Spahi, revient. Morphinomane, il est interné à la demande de sa femme, dévouée mais impuissante. Surnommée la « Damala aux camélias » par quelque journaliste inspiré, Sarah sort de ce mariage avec pertes et fracas. Damala meurt à 32 ans. Assumant les dettes cumulées de son fils et de son mari, elle se sépare à regret de sa somptueuse demeure de la rue Fortuny, de son guépard et de ses bijoux. Elle s’installe alors boulevard Péreire, avant de repartir pour une tournée en 1887 en Amérique latine. Au nombre des cadeaux qu’elle se voit offrir là-bas, un vaste terrain dans la Pampa, et un collier composé d’yeux humains, minéralisés selon un procédé inca !
De retour en France, elle traverse à la fin des années 1880 quelques mois de flottements, voguant d’échecs en demi-succès. Après le théâtre de la Renaissance, qu’elle revend, elle achète en 1889 un théâtre, place du Châtelet, auquel elle donne son nom. C’est là qu’elle renoue avec le succès, reprenant la Tosca, et s’offrant ses meilleurs rôles, grâce à Sardou et Rostand. C’est à cette époque que Sarah acquiert un fortin à l’extrémité ouest de Belle-Ile, qu’elle réaménage à grands frais, pour venir s’y délasser, reposer son genou abîmé à la suite d’une chute, et y recevoir ses nombreux visiteurs. Au programme : balades à dos de mulets, pêche aux crevettes, et détente. En 1905, âgée de 60 ans, elle retourne à New York pour une tournée triomphale. Elle y rejoue avec bonheur la Dame aux Camélias, pièce fétiche outre-atlantique. A son retour, elle rencontre Lou Telegen, de 30 ans son cadet, nouvel éphèbe au bras de qui elle s’affiche dans un échange bien compris de libéralités mutuelles. Elle brave une fois de plus les quolibets médiatiques, vaillante, et interprète sans ciller Jeanne d’Arc, à 65 ans !
En 1910, une première tentative au cinéma lui rapporte des recettes inattendues, arrivant à point nommé, comme à l’époque de ses tournées mondiales. En 1915, Sarah demande à son vieil ami, le chirurgien Pozzi, de l’amputer. Sa jambe, toujours malade, la fait atrocement souffrir. Son entourage, inquiet, pense que cette opération sonne le glas d’une carrière déjà longue et mouvementée. C’est mal connaître la devise « Quand Même », de Sarah…Désormais surnommée la « Mère Lachaise » -elle continue de jouer, amputée, clouée sur une chaise- , Sarah interprète magistralement l’Athalie de Racine, dans une mise en scène sobre, et se départit pour la première fois de l’emphase si caractéristique de son jeu. En 1916, elle se rend sur le front, pour y interpréter des morceaux choisis de son répertoire, dans l’espoir d’apporter quelque réconfort aux soldats français. Marquée par ce qu’elle y voit, elle se rend une dernière fois aux Etats-Unis où elle convainc les autorités d’envoyer un contingent vers l’Europe. Sarah, en femme de cœur, patriote, a toujours soutenu les soldats : c’est à sa demande et grâce à son travail que les blessés de 1870 ont pu être soignés au théâtre de l’Odéon. Elle avait alors 26 ans.
Toujours vibrionnante quoiqu’un peu fatiguée aux dires de ses proches, Sarah, l’année précédant sa mort, en 1922, donnera 48 spectacles, y compris en Italie et en Espagne.
En 1923, Sarah se lance dans son ultime aventure : La voyante, film d’un certain Sacha, fils de son ami Lucien Guitry, au talent prometteur. Produit par Hollywood, ce film muet aurait sans doute, s’il avait abouti, nui au souvenir de la grande tragédienne ; défraîchie, diminuée, Sarah n’aurait pu y donner toute la mesure de son talent, qui devait beaucoup à sa voix. Alors que les moteurs commencent à tourner, dans son salon qui sert de décor, le visage grimé de la comédienne se fige…Elle est saisie d’une crise d’urémie, à laquelle elle succombe le 16 mars 1923.
Fascinante muse, interprète impétueuse, Sarah Bernhardt a fait de sa vie une œuvre magistrale.
Son style inimitable, ses coups d’éclat et ses amours mouvementées, contribuant à édifier le mythe, n’occultent en rien le génie de cette tragédienne dont la voix d’or a été immortalisée en 1880 par Thomas Edison, inventeur du phonographe.